I
Washington, DC.
Cinq semaines plus tard.
Le patient fut emmené par jet privé vers un aérodrome situé à une trentaine de kilomètres de Washington. Bien qu'il fût le seul passager à bord, aucun membre de l'équipage ne lui parlait, excepté pour satisfaire ses besoins immédiats. Le vol n'apparut sur aucun écran de contrôle civil ni militaire.
Une berline banalisée emporta le passager anonyme au centre-ville et le déposa, à sa demande, près d'un parking dans les environs de Dupont Circle. Il portait un costume gris passe-partout et une paire de mocassins au cuir usé ; il ressemblait à un employé de ministère quelconque, un membre parmi tant d'autres de l'armée morne et sans visage qui sillonnait Washington.
Personne ne lui accorda un regard lorsqu'il sortit du parking et se dirigea, d'un pas raide et quelque peu claudiquant, vers un bâtiment grisâtre de trois étages au 1324 K Street, près de la Vingt et Unième Avenue. L'immeuble, tout en ciment et vitres teintées, se fondait à merveille dans l'enfilade monotone de constructions cubiques de ce quartier du nord-ouest de la capitale. Il s'agissait d'immeubles de bureaux — lobbies, syndicats et commissions diverses, agences de voyages et sièges sociaux de grandes sociétés. A côté de la porte d'entrée du bâtiment, deux plaques de cuivre annonçaient que l'endroit abritait les bureaux de l'innovation enterprises et de l'american trade international.
Seul un expert, doué d'une sagacité rare, aurait pu remarquer quelques anomalies : le fait, par exemple, que toutes les fenêtres étaient équipées d'un oscillateur piézoélectrique, interdisant toute tentative de surveillance acoustique au laser depuis l'extérieur, ou encore qu'une « douche » de bruit blanc haute fréquence enveloppait tout le bâtiment dans un cône d'ondes radio, mettant en défaut la plupart des systèmes d'écoute électroniques.
Sans nul doute, le 1324 K Street n'avait jamais attiré l'attention des occupants des immeubles voisins — des avocats dégarnis défendant les intérêts de sociétés agroalimentaires, des conseillers à la mine sinistre avec cravates et chemises à manches courtes travaillant dans le secteur, en grande perte de vitesse, du consulting d'entreprise. Les gens du 1 324 K Street arrivaient le matin et s'en allaient le soir, les poubelles étaient jetées dans la benne à ordures les jours de ramassage. Qui aurait cherché à en savoir plus ? C'était la situation préférée du Directorat : être caché en pleine lumière.
L'homme esquissa un sourire à cette pensée. Qui aurait supposé que l'agence de services secrets la plus secrète du monde choisirait d'établir son quartier général dans un immeuble anodin au beau milieu d'une rue, au nez et à la barbe de tous ?
La CIA à Langley, la NSA à Fort Meade s'étaient retranchées dans des forteresses qui proclamaient haut et fort leur existence ! Je suis ici, semblaient-elles dire. Éloignez-vous ! Passez votre chemin ! Elles mettaient leurs ennemis au défi de percer leurs défenses — ce qui arrivait inévitablement. Le Directorat avait choisi, quant à lui, de rendre ses locaux secrets en apparence aussi ouverts qu'un bureau de poste.
L'homme pénétra dans le hall du 1324 K Street et consulta le panneau de cuivre dans lequel était encastré un téléphone à l'air parfaitement innocent avec sa série de touches ad hoc, comme c'était le cas dans la plupart des immeubles de bureaux à travers le monde. L'homme décrocha le combiné et composa une série de chiffres — un code secret. Il garda son index pressé sur le dernier bouton, la touche Dièse, pendant quelques secondes, jusqu'à entendre une faible sonnerie, indiquant que ses empreintes avaient été scannées, analysées, comparées avec celles contenues dans le fichier central et enfin authentifiées. Après trois sonneries, une voix de femme, électronique et désincarnée, lui ordonna de déclarer les raisons de sa visite.
— J'ai rendez-vous avec M. Mackenzie, répondit l'homme.
En quelques secondes ses paroles furent transformées en données informatiques et comparées avec un fichier d'empreintes vocales. Un petit bourdonnement dans le hall lui apprit que le premier jeu de portes était déverrouillé. L'homme raccrocha, poussa les lourds battants vitrés à l'épreuve des balles et pénétra dans un petit vestibule. Il se tint immobile le temps que ses paramètres faciaux soient relevés par les trois caméras à haute résolution et reconnus par le système expert ayant en mémoire les caractéristiques des personnes autorisées à entrer dans le bâtiment.
Le second jeu de portes donnait sur un hall de réception aux murs blancs, tapissé d'une moquette grise synthétique. Une batterie de capteurs dissimulée dans les parois pouvait détecter la présence de la moindre arme. Sur le comptoir de marbre placé dans un coin de la salle, une pile de dépliants portant le logo de l'American Trade International, une société qui existait uniquement sur le papier. À l'intérieur des brochures, une succession fastidieuse de rapports d'activités, émaillée de platitudes à propos du marché international. Un vigile à l'air sévère fit signe à Bryson de passer de nouvelles portes pour rejoindre une seconde salle plus chaleureuse cette fois, lambrissée de ronce de noyer, où une dizaine d'employés travaillaient derrière leur bureau. On aurait pu se croire dans une galerie d'art huppée de Manhattan ou dans un cabinet d'avocats prospère.
— Nick Bryson, mon meilleur limier ! s'exclama Chris Edgecomb, en se levant d'un bond derrière son écran d'ordinateur.
Né en Guyane, Edgecomb était grand, longiligne, la peau noisette et les yeux verts. Il travaillait au Directorat depuis quatre ans, dans l'équipe de communication et de coordination ; il recevait les appels de détresse et imaginait le meilleur moyen de transmettre l'information aux agents sur le terrain. Edgecomb serra la main de Bryson avec enthousiasme.
Nicholas Bryson passait pour une sorte de héros aux yeux de gens comme Edgecomb, qui rêvaient d'être envoyés en mission.
— Rejoignez le Directorat et changez le monde ! lança Edgecomb avec son accent des tropiques.
C'était au travail de Bryson qu'il pensait en prononçant ces paroles. Il était rare qu'un employé du Directorat vît un agent en chair et en os ; pour Edgecomb, c'était une aubaine.
— Vous avez été blessé, à ce qu'on m'a dit. — Le visage d'Edgecomb prit une expression compatissante. Il avait devant lui un homme qui sortait tout juste de l'hôpital. Il enchaîna aussitôt, sachant qu'il valait mieux ne pas poser de questions. — Je prierai saint Christophe pour vous. Je suis sûr que vous allez retrouver cent pour cent de vos capacités en un rien de temps !
Le credo du Directorat, par-dessus tout, était le cloisonnement et le cloisonnement. Tout agent ou employé devait en savoir le minimum, afin d'être dans l'incapacité de mettre en péril la sécurité de l'ensemble. L'organigramme interne était gardé secret, même à l'égard de vétérans comme Bryson. Nick Bryson connaissait certaines personnes clés, certes, mais les agents de terrain opéraient en solo, avec leur propre réseau de contacts. Si deux agents devaient travailler ensemble, ils ne connaissaient l'un de l'autre que leur pseudo provisoire, leur couverture. Cette règle n'était pas une simple procédure, elle constituait, au Directorat, les Saintes Écritures.
— C'est gentil de votre part, Chris, répondit Bryson.
Edgecomb esquissa un sourire timide, puis pointa son doigt vers les étages supérieurs. Il savait que Bryson avait rendez-vous — invitation ou convocation ? — avec le grand chef en personne, Ted Waller. Bryson lui retourna son sourire, lui donna une tape amicale sur l'épaule et se dirigea vers l'ascenseur.
*
— Reste assis, lança Bryson en entrant dans le bureau de Waller au deuxième étage.
Waller se leva tout de même pour le saluer, du haut de son mètre quatre-vingt-dix et de ses cent cinquante kilos.
— Nom de Dieu ! lança Waller en regardant Bryson de la tête aux pieds d'un air affolé. On dirait que tu sors d'un camp de prisonniers de guerre !
— Passe donc trente-trois jours dans une clinique au Maroc et tu seras dans le même état ! Ce n'est pas le Ritz.
— Il faudrait peut-être que je me fasse, moi aussi, éventrer par un terroriste un de ces jours. — Waller tapota sa généreuse bedaine. Il était encore plus gros qu'à leur dernière rencontre, quoique son embonpoint fût élégamment dissimulé par un costume en cachemire bleu roi, son cou de taureau mis en valeur par le col ouvert d'une chemise Turnbull & Asser. — Nick, je n'en dors plus depuis que c'est arrivé. C'était une lame dentelée Verenski provenant de Bulgarie, à ce qu'on m'a dit. Enfoncer et tourner. Une technique primaire, mais terriblement efficace. Quelle histoire ! Mon Dieu, quelle histoire ! C'est toujours le loup que tu n'as pas vu qui te met à terre !
Waller se réinstalla dans son fauteuil derrière son grand bureau en chêne. Le soleil du début d'après-midi filtrait à travers les vitres teintées. Bryson tira un siège et s'assit en face de Waller — une formalité inhabituelle entre les deux hommes. Waller, qui d'ordinaire était écarlate et en pleine forme, paraissait aujourd'hui pâle, avec des cernes de fatigue autour des yeux.
— Ils disent que tu as recouvré très vite la santé.
— Encore deux ou trois semaines, et je serai comme neuf. Du moins, d'après les toubibs. Ils m'ont dit aussi que je n'aurais plus à craindre une crise d'appendicite, un petit plus auquel je n'avais pas pensé...
Tout en parlant, il sentait une douleur sourde irradier dans son bas-ventre.
Waller hocha la tête distraitement.
— Tu sais pourquoi tu es ici ? demanda-t-il.
— Quand un gosse reçoit une convocation du proviseur, il s'attend à une réprimande, répondit Bryson d'un ton léger, bien qu'il fût tendu en son for intérieur.
— Une réprimande... répéta Waller d'un air énigmatique. — Il resta silencieux un moment, laissant courir son regard sur ses rayonnages de livres reliés de cuir. Puis il reporta son attention sur Bryson et articula d'une voix douce et chargée de regret : — Le Directorat ne publie pas à proprement parler d'organigramme, mais je crois savoir que tu as quelques idées sur la façon dont tourne la maison. Les décisions, en particulier celles qui concernent nos éléments clés, ne passent pas toujours par mon bureau. Même si toi et moi sommes attachés à la loyauté — comme la plupart des gens qui travaillent dans cette boîte —, c'est le pragmatisme d'airain qui prévaut de nos jours. Tu t'en doutes.
Bryson n'avait eu qu'un seul travail sérieux dans sa vie : celui-ci, mais il reconnut aussitôt la finalité de ce petit laïus. Il eut la brusque envie de défendre sa cause, mais n'en fit rien, sachant que ce n'était guère l'usage au sein du Directorat. Cela aurait été inconvenant. Une maxime de Waller lui revint en mémoire : Inutile d'incriminer la malchance ; la malchance est une vue de l'esprit. Puis une autre, plus universelle...
— Tout est bien qui finit bien, lâcha Bryson. Et c'est justement la fin.
— On a failli te perdre, répliqua Waller. J'ai failli te perdre, rectifia-t-il, prenant des airs de professeur s'adressant à un étudiant prometteur ayant rendu une mauvaise copie.
— Ce n'est pas le problème, répondit Bryson avec bonhomie. De toute façon, le mode d'emploi n'est pas inscrit sur le côté de l'emballage lorsque tu es sur le terrain ; tu le sais. C'est toi qui me l'as appris. Il faut savoir improviser, suivre ses intuitions, et ne pas se cantonner au protocole prévu.
— Te perdre équivalait pratiquement à perdre la Tunisie. Il y a un effet boule de neige : lorsque nous intervenons, on s'y prend suffisamment en amont pour être sûrs de gagner. Les actions sont mûrement réfléchies, les réactions calibrées, tous les paramètres analysés et pris en compte dans le calcul. Or, tu as failli fiche en l'air plusieurs opérations que nous avons en cours dans le Maghreb et ici et là autour du Sahara. Tu as mis d'autres vies en danger, Nicky — d'autres opérations et d'autres vies. La couverture du Technicien était intimement liée à d'autres couvertures que nous avons inventées de toutes pièces ; tu le sais. Et pourtant, tu t'es laissé démasquer... des années de travail d'infiltration réduites à néant à cause de toi !
— Attends une seconde...
— Leur donner des munitions défectueuses ! Tu ne pouvais pas trouver plus louche pour leur mettre la puce à l'oreille.
— Nom de Dieu, ce n'était pas prévu !
— Pourtant toutes les armes étaient HS. Pourquoi ?
— Je n'en sais rien !
— Tu les as vérifiées ?
— Oui ! Enfin non. Je ne sais pas. Il ne m'est jamais venu à l'idée que ces armes et ces balles pouvaient être bidon.
— Voilà une négligence regrettable, Nicky. Tu as mis en péril des années d'un travail de fourmi à infiltrer l'ennemi, à placer nos meilleurs agents... nos meilleurs agents, nom de Dieu ! Ils ont tous failli y passer. Tu y as songé ?
Bryson resta silencieux un moment.
— On m'a tendu un piège, déclara-t-il.
— Et comment ?
— Je n'en sais rien encore.
— Si tu as été « piégé », c'est que tu étais déjà dans leur collimateur, correct ?
— Je... je n'en sais rien.
— Je n'en sais rien ? Ce ne sont pas exactement des mots qui rassurent... ni que j'aime entendre. Tu étais notre meilleur élément sur le terrain. Qu'est-ce qui s'est passé, Nick ?
— Peut-être n'y a-t-il pas de réponses — pas encore, du moins.
— On ne peut se permettre de telles bévues. Ni ce genre de négligence. Aucun d'entre nous ne peut se le permettre. Nous acceptons une certaine marge d'incertitude, mais on ne saurait aller au-delà. Le Directorat ne tolère pas les erreurs. Tu le sais depuis le premier jour.
— Qu'est-ce que tu crois ? Que j'aurais pu faire autrement ou que quelqu'un d'autre s'en serait mieux sorti ?
— Tu étais notre meilleur agent, tu le sais. Mais comme je te l'ai dit, ces décisions sont prises au niveau du consortium, pas dans mon bureau.
Un frisson parcourut Bryson, comprenant que Waller avait déjà pris ses distances concernant son cas. Ted Waller était le mentor de Bryson, le patron et l'ami... et avait été son professeur, voilà quinze ans. Il avait supervisé sa formation, pris le temps de préparer avec lui ses premières missions. C'était un immense honneur, et Bryson lui en était reconnaissant encore aujourd'hui. Waller était l'homme le plus brillant qu'il lui avait été donné de rencontrer. Il pouvait résoudre de tête une équation différentielle, il était un puits de science pour tout ce qui touchait aux arcanes de la géopolitique. Dans le même temps, son apparence gargantuesque dissimulait des aptitudes physiques étonnantes. Bryson l'avait vu un jour au stand de tir, logeant, à vingt-cinq mètres, une série de balles en plein centre de la cible tout en parlant du triste déclin des couturiers anglais. Le 22 semblait un jouet d'enfant dans sa grosse main potelée ; il semblait si peu concentré par le tir qu'on avait l'impression que c'était quelqu'un d'autre qui pressait la gâchette.
— Tu as utilisé le passé, Ted, remarqua Bryson. Cela veut dire que la partie est déjà jouée et que j'ai perdu.
— Cela ne veut rien dire d'autre que ce que j'ai dit, répliqua Waller. Je n'ai jamais travaillé avec quelqu'un de ta trempe, et je doute de rencontrer ton égal de mon vivant.
Par instinct et par expérience, Nick savait rester impassible, mais son cœur tambourinait dans sa poitrine. Tu étais notre meilleur agent. Cela sonnait comme un hommage, et l'hommage constituait la pierre de touche du processus de séparation. Bryson n'oublierait jamais la réaction de Waller lorsqu'il avait mené à bien sa première mission : empêcher l'assassinat d'un candidat libéral en Amérique du Sud. Il avait eu droit à un taciturne pas mal. Waller avait serré les lèvres pour s'empêcher de sourire et pour Nick, cela avait été la plus chaleureuse des accolades. Quand on commençait à vous dire vos mérites, c'est que vous étiez bon pour la retraite.
— Nick, personne n'aurait pu faire ce que tu as accompli aux Comores. Les îles auraient été aux mains de ce dingue de Bob Denard. Au Sri Lanka, des milliers de personnes, des deux camps, te doivent la vie, parce que tu as découvert les réseaux de trafic d'armes. Et rappelle-toi ce que tu as fait en Biélorussie. Le GRU [1] ne sait toujours pas ce qui s'est passé, et ils n'ont pas fini de chercher ! Laissons les politiciens faire du coloriage... les lignes, c'est nous qui les avons tracées, c'est toi ! Les historiens ne sauront jamais, et c'est tant mieux pour tout le monde. Mais nous, nous savons la vérité, n'est-ce pas ?
Bryson ne répondit rien ; ce n'était pas une vraie question.
— Et dans un tout autre domaine, certains ici n'ont toujours pas digéré ce qui s'est passé avec la Banque du Nord.
Waller faisait allusion au travail d'infiltration de Bryson dans une banque de Tunis qui fournissait de l'argent blanchi à Abou et au Hezbollah pour financer le coup d'État. Une nuit, plus d'un milliard et demi de dollars avait disparu, évanoui dans le cyberespace financier. Après des mois d'enquêtes, on n'avait toujours pas retrouvé l'argent. C'était un regrettable imprévu, et le Directorat détestait les imprévus.
— Tu ne sous-entends tout de même pas que c'est moi qui me suis servi ?
— Bien sûr que non. Mais tu dois comprendre qu'on se posera toujours des questions. Lorsqu'on ne trouve pas de réponses, les doutes demeurent.
— J'ai eu plein d'occasions de m'enrichir, bien plus lucratives et bien plus discrètes.
— Oui, je sais, on t'a mis à l'épreuve et tu t'en es sorti haut la main. Mais c'est la méthode qui me pose problème... ces fonds transférés aux collègues d'Abou sous de fausses identités pour financer l'achat d'informations.
— Cela s'appelle de l'improvisation. C'est pour cela qu'on me paye, pour agir selon mes instincts lorsque c'est nécessaire — Bryson s'arrêta net, saisi par une idée subite — : Mais je n'ai jamais fait de rapport là-dessus !
— Tu as donné tous les détails, Nick.
— Bien sûr que non, je m'en... Oh Seigneur, vous m'avez drogué, c'est ça ?
Waller hésita une fraction de seconde, juste de quoi faire comprendre à Bryson qu'il avait mis dans le mille. En tant que haut responsable du Directorat, Ted Waller pouvait mentir, sans remords, si nécessaire, mais cela heurtait la sensibilité du vieil ami et du mentor qu'il était pour Bryson.
— La façon dont nous obtenons nos informations est top secret, Nick, tu le sais.
Bryson comprenait à présent les raisons de son séjour prolongé dans une clinique américaine de Laayoune. Le penthotal devait être administré au patient à son insu, de préférence par perfusion.
— Nom de Dieu, Ted ! Qu'est-ce que cela signifie ? Que l'on ne me fait pas confiance dans un débriefing classique, que je ne suis pas fiable ? Que seul le sérum de vérité peut vous donner ce que vous voulez ? Et tout ça, sans que je sois au courant ?
— Parfois, les interrogatoires les plus fiables sont ceux menés à l'insu du sujet, lorsque celui-ci ne peut songer à son propre intérêt.
— Vous me croyez capable de mentir pour me couvrir ?
Waller répondit d'une voix tranquille et terrifiante :
— Une fois établi qu'un individu n'est pas fiable à cent pour cent, on part du principe, du moins provisoirement, qu'il l'est à zéro pour cent. Tu détestes ça et moi aussi, mais c'est la dure loi de tous les services secrets de la terre. En particulier lorsqu'il est, comme le nôtre, aussi replié sur lui-même — aussi paranoïaque, devrais-je dire.
La paranoïa... En fait, Bryson avait découvert depuis longtemps que pour Waller et ses collègues du Directorat, il était avéré que la CIA, la DIA et même la redoutable NSA étaient infestées de taupes, entravées par les lois, embourbées dans la course à la désinformation avec leurs homologues des pays ennemis. Waller avait un surnom pour toutes ces agences de services secrets dont l'existence s'affichait clairement sur toutes les lois de finances du Congrès et les répartitions de budget : les « mammouths ». Au début de sa carrière au Directorat, Bryson avait innocemment demandé s'il ne pouvait pas être utile d'envisager une certaine collaboration avec les autres agences de services secrets. Waller avait éclaté de rire. « Tu veux faire connaître aux mammouths notre existence ? Autant envoyer un communiqué de presse à la Pravda ! » Mais la crise qui touchait les services secrets américains, selon Waller, allait bien au-delà des problèmes d'infiltration. Le contre-espionnage était le véritable mal, un effet feed-back infectieux ; « Tu mens à ton ennemi et dans le même temps, tu l'espionnes, lui avait un jour expliqué Waller, et ce que tu apprends est du mensonge. Mais aujourd'hui, le mensonge est devenu vérité, parce qu'il a été réétiqueté comme du “renseignement”. C'est comme la chasse aux œufs de Pâques. Combien de carrières se sont faites — et des deux côtés — parce que des gens, avec beaucoup d'efforts, avaient déterré des œufs que leurs collègues venaient d'enfouir avec tout autant d'acharnement. De jolis œufs, avec plein de couleurs et de jolis rubans, mais des œufs de pacotille néanmoins. »
Les deux hommes étaient restés à parler toute la nuit dans la bibliothèque du sous-sol du QG du 1324 K Street, une pièce décorée de tapis kurdes du XVIIe siècle, de vieux tableaux anglais représentant des scènes de chasse, avec des chiens fidèles rapportant un faisan dans leur gueule.
— Tu saisis le caractère unique et merveilleux de notre situation. Toutes les opérations menées par la CIA, qu'elles soient loupées ou non, finissent, tôt ou tard, par être connues du public, avec les tracasseries et les problèmes qui en découlent. Ce n'est pas le cas pour nous, parce que personne ne connaît notre existence.
Bryson entendait encore le tintement des glaçons dans le verre de Waller au moment où il buvait une gorgée de son bourbon préféré, garanti vieilli en fût de chêne.
— Mais opérer hors piste, pratiquement comme des hors-la-loi, ne constitue pas forcément les meilleures conditions pour travailler, avait protesté Bryson. En outre, il se pose le problème du financement...
— C'est vrai. Nous n'avons pas de financement officiel, mais nous n'avons pas non plus la bureaucratie sur le dos... pas la moindre contrainte. Tout calcul fait, c'est un avantage, étant donné notre champ d'action. Nos états de services l'attestent. Lorsque tu sais trouver un terrain d'entente avec les bonnes personnes à travers le monde, lorsque tu ne rechignes pas à des interventions musclées, alors il te suffit d'un tout petit nombre d'agents super-entraînés pour mener à bien une opération. Nous tirons avantage des forces sur place. Nous œuvrons en influençant les événements, en coordonnant les facteurs pour arriver au but recherché. Nous n'avons pas besoin de toute l'infrastructure du monde de l'espionnage. Notre arme à nous, c'est la matière grise.
— Et le sang, avait ajouté Bryson, qui en avait déjà versé sa part à l'époque. Le sang.
Waller avait haussé les épaules.
— Comme l'a dit un jour l'ogre Staline, tout à fait justement : on ne fait pas d'omelette sans casser des œufs.
Il avait parlé ensuite de la lourdeur des empires quels qu'ils soient, comme celui de la Grande-Bretagne à son âge d'or du XIXe siècle, lorsqu'il fallait six mois au Parlement pour savoir s'il fallait ou non envoyer un corps expéditionnaire se porter au secours d'un général assiégé depuis deux ans en Nouvelle-Angleterre. Waller et ses collègues du Directorat, avec ferveur et sans équivoque, croyaient à la démocratie, mais ils savaient également que pour assurer sa pérennité, on devait parfois s'écarter des règles de Queensbury. Si l'ennemi préparait des coups indignes, mieux valait attaquer à son tour sous la ceinture.
— Nous sommes un « mal nécessaire », mais n'en tire aucune gloriole, c'est le premier mot qui est important. Nous sommes en marge de la loi. Nous n'avons ni autorité de tutelle, ni code de déontologie. Parfois, j'ai moi-même les foies à la simple idée que le Directorat existe.
H y avait eu un nouveau tintement de glaçons, lorsque Waller avait vidé son verre de bourbon.
Nick Bryson avait connu des fanatiques — dans les deux camps — et l'ambivalence de Waller avait quelque chose de réconfortant à ses yeux. Il ne cernerait jamais tout à fait le personnage, son esprit brillant, son cynisme, mais surtout son idéalisme, aussi ardent que des rayons de soleil filtrant à travers les lattes d'un store.
— Mon cher Nick, avait conclu Waller, nous sommes là pour créer un monde où notre présence ne sera justement plus nécessaire.
*
Aujourd'hui, une lumière grise baignait le bureau de son supérieur. Waller écarta les bras et posa ses mains à plat sur la table, comme s'il se préparait à accomplir un travail désagréable.
— Nous savons que tu as traversé une période difficile, depuis qu'Elena est partie, commença-t-il.
— Je ne veux pas parler d'Elena, lâcha Bryson.
Il sentait déjà son sang battre sous ses tempes. Pendant des années, elle avait été sa femme, sa confidente et son amante. Six mois plus tôt, alors que Bryson, de Tripoli, lui passait un coup de fil sous brouilleur, elle lui avait annoncé qu'elle le quittait. Discuter ne servait à rien. C'était une décision mûrement réfléchie. Il n'y avait rien à en dire de plus. Les paroles d'Elena l'avaient plus meurtri dans sa chair que la lame d'Abou. Quelques jours plus tard, lorsque Bryson était revenu au pays faire son rapport au Directorat — un voyage officiellement destiné à négocier l'achat d'armes pour le Hezbollah —, il avait trouvé la maison vide. Elena était bel et bien partie.
— Écoute Nick, tu as fait plus de bien pour ce monde que n'importe qui dans tous les services secrets réunis — Waller marqua un silence, puis reprit d'une voix lente, comme s'il pesait chaque mot : — Mais si tu continues, tu vas défaire tout ce que tu as fait.
— J'ai peut-être commis une erreur, répliqua Bryson d'une voix lasse. Une fois. Je veux bien le reconnaître.
Il était inutile de plaider sa cause, mais il ne pouvait s'en empêcher.
— Et tu en commettras d'autres, rétorqua Waller d'un ton égal. C'est ce qu'on appelle des « signes ». Des mises en garde. Tu as été extraordinaire pendant quinze ans. Extraordinaire. Mais quinze ans, Nick... Pour un agent, les années comptent triple sur le terrain. Ton acuité diminue. Tu es fatigué, et le plus terrifiant, c'est que tu ne le sais même pas.
Est-ce qu'il y avait eu aussi des « signes » dans son couple ? Un mélange de sentiments contradictoires envahit Bryson, l'un d'entre eux étant de la colère.
— Mes compétences n'ont pas...
— Je ne parle pas de ça. Il n'y a pas plus compétent que toi comme agent, aujourd'hui encore. Ce qui m'inquiète, c'est ta capacité à te réfréner, à ne pas réagir. Chez un agent en mission, c'est ça qui disparaît en premier. Et une fois cette chose partie, on ne peut jamais la récupérer.
— Peut-être me faut-il quelques jours de congé...
Malgré lui, il y avait du désespoir dans sa voix.
— Le Directorat n'offre pas d'années sabbatiques, répondit Waller d'un ton acerbe. Tu le sais. Tu as passé quinze ans à écrire l'Histoire. Tu vas pouvoir l'étudier à présent tout à loisir. Je vais te rendre ta vie.
— Ma vie ? répéta Bryson d'une voix atone. Il est donc question de me mettre à la retraite.
Waller se laissa aller au fond de son siège.
— Tu connais l'histoire de John Wallis, ce grand espion anglais du dix-septième siècle qui travaillait pour le Parlement ? C'était un génie pour décrypter les messages des Royalistes. C'est lui qui a permis l'établissement de l'English Black Chamber, la NSA de l'époque. Lorsqu'il s'est retiré du métier, il a utilisé ses dons pour enseigner la géométrie à Cambridge, et a posé les fondements des mathématiques modernes ; il a été un artisan du progrès pour la civilisation. Qui a été le plus important : Wallis l'espion, ou Wallis le mathématicien ? Cesser d'être espion n'a pas signifié, pour lui, être hors jeu.
C'était du grand Waller — une parabole historique ! Bryson faillit éclater de rire devant l'absurdité de toute cette situation.
— Et que m'as-tu préparé comme reconversion... gardien de nuit dans un entrepôt, à surveiller des poutrelles métalliques avec un six-coups et une matraque ?
— Integer vitae, scelerisque purus non eget Mauris jaculis, neque arcu, nec venenatis gravida sagittis pharetra — L'homme intègre, qui ne connaît pas le péché, n'a pas besoin du javelot des Maures, ni de l'arc, ni du lourd carquois de flèches. Horace, comme tu le sais. Dans ton cas, tout est déjà arrangé. L'université de Woodbridge cherche un maître de conférences, spécialiste de l'histoire du Proche-Orient, et ils viennent de tomber sur la perle rare. Ta formation et ta maîtrise des langues font de toi le prétendant idéal.
Bryson avait l'impression de ne pas vivre réellement l'instant présent, comme si c'était son double qui était assis à sa place dans ce bureau — une sensation qu'il éprouvait souvent en mission —, il flottait au-dessus de la scène, observant les événements d'un œil froid et clinique. Il avait souvent envisagé sa propre mort : c'était une éventualité à laquelle il s'était préparé. Mais il n'avait jamais imaginé, un jour, être mis à la porte. Et le fait que ce soit son maître et ami qui lui montrait la sortie rendait la chose encore plus difficile — plus personnelle.
— Dans tout plan de reconversion, poursuivait Waller, l'oisiveté est l'Hydre à éviter. On en a fait trop souvent la regrettable expérience. Donne à un agent une coquette somme et rien à faire, et les ennuis vont pleuvoir, aussi sûrement que le jour succède à la nuit. Il te faut un but, un projet à mener. Quelque chose de réel. Et tu es un professeur dans l'âme — c'était d'ailleurs l'une des raisons pour lesquelles tu te débrouillais si bien sur le terrain.
Bryson ne répondit rien, faisant son possible pour chasser le souvenir douloureux d'une opération dans une contrée d'Amérique latine, — le visage d'un jeune homme dans la mire de la lunette de visée d'un fusil. Le jeune homme était l'un de ses « étudiants » — un gamin nommé Pablo, un Indien de dix-neuf ans qu'il avait formé à l'emploi et à la pose d'explosifs. Un garçon dur mais honnête. Ses parents étaient paysans dans un village de montagne qui était depuis peu aux mains des guérilleros maoïstes : si ces derniers venaient à apprendre que Pablo travaillait pour leurs ennemis, ils tueraient ses parents, et sans doute d'une façon des plus cruelles et imaginatives — c'était là leur signature. Le gosse avait paniqué, s'était battu avec sa conscience, et avait décidé finalement qu'il lui fallait changer de camp. Pour sauver ses parents, il dirait aux guérilleros tout ce qu'il savait sur leurs adversaires, ainsi que les noms de tous ceux qui coopéraient avec les forces du gouvernement. C'était un brave garçon, honnête et courageux, pris dans une situation où il n'y avait pas de bonne réponse. Bryson cadra le visage de Pablo derrière le réticule de la mire — le visage d'un jeune homme pâle, misérable et terrifié — et ne détourna les yeux que lorsqu'il eut appuyé sur la gâchette.
Le regard de Waller restait imperturbable.
— Tu t'appelles Jonas Barrett. Un professeur indépendant, auteur d'une dizaine de publications très remarquées dans des revues spécialisées — dont quatre dans le Journal of Byzantine Studies. Un travail collectif... nos spécialistes du Proche-Orient ont planché là-dessus pendant leur temps libre ! On commence à être des cracks pour inventer un personnage de toutes pièces.
Waller lui tendit une chemise. Elle était jaune canari, ce qui signifiait que la pochette était entrelardée de bandes magnétiques et ne pouvait sortir des locaux. Il y avait là une chimère — une biographie fictive. Sa biographie.
Il parcourut les pages imprimées en caractères serrés : la vie, dans le menu, d'un professeur solitaire dont les connaissances linguistiques étaient identiques aux siennes et dont le savoir pouvait aisément être acquis. Sa biographie était facile à mémoriser — du moins dans ses grandes lignes. Jonas Barrett était célibataire. Jonas Barrett n'avait jamais connu Elena. Jonas Barrett n'était pas amoureux d'Elena. Jonas Barrett ne se languissait pas d'elle, aujourd'hui encore. Jonas Barrett était une invention, une illusion. Rendre ce personnage réel, c'était faire le deuil d'Elena.
— L'embauche a eu lieu il y a quelques jours. Woodbridge attend l'arrivée de son nouveau professeur pour la rentrée de septembre. Et, soit dit en passant, ils peuvent se féliciter de t'avoir.
— Je n'ai donc pas mon mot à dire dans l'affaire ?
— Oh, on aurait pu te trouver un bon poste dans un gros cabinet de conseil d'entreprise. Ou encore dans une compagnie de pétrole ou de haute technologie. Mais ce travail est fait pour toi. Tu as toujours su manier les abstractions aussi bien que les faits. Je craignais, au début, que ce ne fût un handicap, mais cela s'est révélé, à la longue, l'un de tes grands atouts.
— Et si je ne veux pas prendre ma retraite ? Si je ne veux pas disparaître bien gentiment dans la nuit ?
Sans trop savoir pourquoi, il revit l'éclat de l'acier, le bras sec et noueux, plongeant la lame vers son ventre...
— Ne fais pas ça Nick, répondit Waller, avec un visage de marbre.
— Nom de Dieu... souffla Bryson.
Il y avait de la douleur dans sa voix. Bryson regretta encore une fois de laisser paraître ses sentiments. Il connaissait les règles pourtant. Ce qui faisait mal, ce n'était pas les mots eux-mêmes, mais le fait que ce soit son mentor qui les prononce. Waller n'était pas entré dans les détails — à quoi bon ? Bryson n'avait pas le choix et il savait ce qui arrivait aux récalcitrants. Un taxi faisait une brusque embardée, fauchait un piéton et disparaissait. Ou une piqûre quasiment indolore pendant que le sujet déambulait parmi la foule, puis c'était l'infarctus fatal. Ou encore une agression banale, comme il y en avait tant dans une ville qui avait le taux de criminalité le plus élevé du pays.
— C'est la carrière que nous avons choisie pour toi, répondit Waller d'une voix douce. Nos responsabilités passent avant toute considération affective. J'aurais préféré qu'il en soit autrement. Tu n'imagines pas à quel point. Moi-même, un jour, j'ai dû... sanctionner trois de mes hommes. Des hommes qui avaient rendu de bons et loyaux services et qui avaient mal tourné. « Mal » n'est pas le bon terme... ils avaient juste perdu leur rigueur professionnelle. Je vis avec ce souvenir chaque instant de ma vie, Nick. Mais je le referai si c'est nécessaire. Trois hommes. Je t'en prie... je ne veux pas de quatrième à la liste.
C'était quoi ? Une menace ? Une supplique ? Les deux ? Waller poussa un long soupir :
— Je t'offre la vie, Nick. Une vie très agréable.
*
Mais ce qui attendait Bryson, ce n'était pas la vie, du moins pas encore. C'était une sorte de fuite en avant, une demi-mort. Pendant quinze ans, il avait consacré tout son être — chaque neurone, chaque fibre de son corps — à ce sacerdoce stressant, recelant mille périls. On n'avait désormais plus besoin de ses services. Bryson n'en ressentait aucune amertume, juste un immense vide. Il rentra chez lui, dans sa jolie maison style colonial de Falls Church — un lieu qui lui était devenu presque étranger. Il contempla la bâtisse comme un simple visiteur, jetant un coup d'œil sur les tapisseries qu'Elena avait choisies, sur la chambre aux couleurs gaies du premier étage, réservée à l'enfant qu'il n'aurait jamais. L'endroit était vide et plein de fantômes. Il se versa un grand verre de vodka. Il ne dessoûlerait plus pendant des semaines.
La maison était pleine d'Elena, pleine de son odeur, de son empreinte, de son aura. Jamais il ne pourrait l'oublier.
Ils étaient assis sur le quai devant leur bungalow dans le Maryland, regardant le voilier... Elle lui servit un verre de vin blanc frais, et l'embrassa.
— Tu me manques, murmura-t-elle.
— Mais je suis là, chérie.
— Aujourd'hui, oui. Mais demain, tu seras parti. A Prague, en Sierra Leone, à Jakarta, à Hong Kong... Dieu sait où. Et pour combien de temps ?
Il lui prit la main, touché par son désarroi.
— Mais je reviens toujours. Tu sais ce qu'on dit, « l'absence nourrit les cœurs ».
— Mai rãrut, mai drãgut, dit-elle doucement, l'air pensive. Comme tu le sais, ce n'est pas ce qu'on dit dans mon pays. Celor ce duc mai mult dorul, le pare mai dulce odorul. L'absence aiguise l'amour, mais la présence le renforce.
— C'est joli.
Elle leva un doigt et l'agita sous le nez de Bryson :
— On dit aussi autre chose : Prin depãrtare dragostea se uitã. Comment on dit déjà... longtemps absent, vite oublié ?
— Loin des yeux, loin du cœur.
— Combien de temps avant que tu ne m'oublies ?
— Mais tu es toujours avec moi, mon amour — il tapota son torse —. Ici.
*
Il était sûr que le Directorat le surveillait, mais il s'en fichait. S'ils décidaient qu'il constituait une menace pour leur sécurité, la sanction ne se ferait pas attendre. Peut-être qu'en ingurgitant suffisamment de vodka, songea-t-il amèrement, il pourrait même leur épargner cette peine. Les jours passaient ; il ne vit personne, ni n'eut aucune nouvelle. Peut-être Waller avait-il intercédé en sa faveur auprès du consortium, leur demandant de lui laisser la bride sur le cou, parce qu'il savait que ce n'était pas son renvoi qui le mettait dans cet état, mais le départ d'Elena ? Elena, l'ancre de son existence... Des amis s'étonnaient du calme de Nick, mais ce n'était qu'un calme de surface. La vraie paix, c'était Elena qui l'avait apportée. Qu'avait dit Waller à son sujet ? Une sérénité passionnée.
Nick ne se pensait pas capable d'aimer autant quelqu'un. Dans le tourbillon de mensonges où l'emportait son métier, elle était la seule chose vraie et authentique de son existence. Et pourtant, elle aussi était une espionne. C'était elle qui avait su, pierre à pierre, leur construire une vie ensemble. Elle avait dû offrir ses compétences au Directorat, pour avoir une chance de vivre avec lui. En fait, comme elle travaillait au service de cryptographie, elle avait accès à pratiquement tous les dossiers. Personne ne pouvait imaginer ce qui leur passait entre les mains. Les messages ennemis contenaient souvent des renseignements sur les États-Unis classés secret-défense ; les décoder signifiait prendre connaissance de ces secrets d'État — secrets auxquels la plupart des responsables des grandes agences de renseignement du pays n'avaient pas accès. Les analystes comme Elena passaient leur vie derrière leur bureau, avec pour seule arme leur clavier d'ordinateur ; et pourtant leur pensée sillonnait le monde aussi librement qu'un agent sur le terrain.
*
Seigneur, comme il l'aimait !
En un sens, c'était grâce à Ted Waller qu'ils avaient fait connaissance, même si la rencontre avait eu lieu en des circonstances guère propices à l'amour — Bryson était en fait en mission, sur ordre de Waller.
Il devait faire quitter le pays à quelqu'un, une opération de routine, surnommée par les gens du Directorat une « course de taxi ». Les Balkans étaient à feu et à sang vers la fin des années quatre-vingt ; Andrei Petrescu, un brillant mathématicien, devait fuir Bucarest avec sa fille et son épouse. Petrescu était un vrai patriote roumain, professeur à l'université de Bucarest, spécialiste des algorithmes de décryptage. Les célèbres services secrets roumains, la Securitate, le pressaient de rejoindre leurs rangs pour concevoir les codes des messages s'échangeant dans le cercle restreint du gouvernement Ceausescu. Il avait écrit les algorithmes de cryptage, mais avait refusé leur offre d'emploi : il voulait rester à l'université, continuer à enseigner et il était révolté par les méthodes de répression de la Securitate. C'était ainsi qu'Andrei et sa famille s'étaient retrouvés en quasi-état d'arrestation — voyages interdits, faits et gestes épiés. La fille, Elena, promettait d'être aussi brillante que le père ; elle étudiait les mathématiques à l'université, et espérait suivre la voie paternelle.
En décembre 1989, la crise roumaine atteignait un paroxysme ; les protestations populaires commençaient à éclater contre le tyran Nicolae Ceausescu, la Securitate et la garde prétorienne ; les manifestations étaient réprimées dans le sang et par des arrestations massives. A Timisoara, une foule gigantesque se rassembla sur le boulevard du 30 Décembre ; des manifestants s'introduisirent dans le bâtiment du Parti communiste et jetèrent les photos du tyran par les fenêtres. L'armée et la Securitate tirèrent sur les émeutiers durant un jour et une nuit ; les morts turent emportés et jetés dans des fosses communes.
Écœuré, Andrei Petrescu décida d'apporter sa petite collaboration à cette guerre contre la tyrannie. Il possédait les clés des codes de transmission les plus secrets de Ceausescu et était prêt à les fournir aux ennemis du despote. Ceausescu ne pourrait plus communiquer en secret avec ses hommes de confiance — ses décisions, ses ordres, tout serait connu dans l'instant.
Andrei Petrescu hésita longtemps avant de prendre cette responsabilité. Allait-il mettre en danger sa femme Simona et sa fille chérie, Elena ? Lorsqu'on aurait découvert son forfait — il était le seul, hormis les membres du gouvernement, à connaître les codes de transmission — Andrei et sa famille seraient sans nul doute arrêtés et exécutés.
Il fallait donc quitter la Roumanie. Mais, pour ce faire, il avait besoin d'un concours extérieur, de préférence celui des services secrets d'une nation puissante, tels que la CIA ou le KGB, des organisations qui avaient les moyens de sauver sa famille.
La peur au ventre, il avait mené son enquête, discrètement. Il connaissait des gens ; ses collègues en connaissaient d'autres. Il fit savoir son offre et ses exigences. Mais les Anglais comme les Américains refusèrent de s'impliquer dans l'affaire. Ils avaient adopté une politique de non-intervention à l'égard de la Roumanie. Son offre fut rejetée.
Et puis, un matin, très tôt, Andrei fut contacté par un Américain, un membre d'une autre organisation de services secrets — pas la CIA. Ils étaient intéressés ; ils allaient l'aider. Ils avaient le courage qui manquait aux autres.
L'opération avait été conçue par les logisticiens du Directorat, affinée par Bryson sous la houlette de Ted Waller. Bryson devait faire quitter la Roumanie au mathématicien et à sa famille, ainsi qu'à cinq autres personnes, deux hommes et trois femmes, tous détenteurs d'informations essentielles. Se rendre en Roumanie était la partie aisée de la mission. De Nyirabrany, à l'est de la Hongrie, Bryson traversa la frontière en train et arriva en Roumanie à Valea Lui Mihai, avec sur lui un passeport hongrois, le présentant comme chauffeur routier ; avec sa salopette terne, ses mains calleuses, on lui accorda à peine un regard à la douane. A quelques kilomètres de la ville, il trouva le camion qu'un contact du Directorat avait laissé pour lui. C'était un vieux camion roumain qui empestait le gasoil. Le véhicule avait été astucieusement modifié sur place par des employés du Directorat. Lorsqu'on ouvrait les portes arrière, la remorque semblait emplie de caisses de vin roumain et de tzuica, un alcool de prune. Mais il n'y avait, en réalité, qu'un seul rang de caisses ; derrière, se trouvait un compartiment secret, occupant les trois quarts de la remorque, où pouvaient se cacher sept des huit transfuges roumains.
Le groupe de fuyards devait retrouver Bryson dans la forêt de Baneasa, à cinq kilomètres au nord de Bucarest. Ils étaient au lieu de rendez-vous prévu — une aire de pique-nique ; ils ressemblaient à une famille nombreuse sortie en promenade. Mais Bryson voyait bien la terreur sur leurs visages.
Le chef du groupe était évidemment le mathématicien, Andrei Petrescu, un homme de petite taille, âgé d'une soixantaine d'années, accompagné de son épouse, une femme au visage résigné et pâle comme la lune. Mais ce fut sa fille qui attira l'attention de Bryson ; il n'avait jamais rencontré une jeune femme aussi belle. Elena Petrescu avait vingt ans, des cheveux de jais, un visage fin et délicat, et des yeux noirs étincelants. Elle portait une petite jupe noire et un pull-over gris clair ainsi qu'un foulard coloré noué autour de sa tête. Elle le regardait en silence, d'un air suspicieux.
Bryson les salua en roumain :
— Buna ziua. Unde este cea mai apropiata staie Peco ? — Où est la station d'essence la plus proche ?
— Sinteti pe un drum gresit, répondit le professeur. — Vous êtes sur la mauvaise route.
Ils le suivirent jusqu'au camion, qu'il avait garé sous le couvert des arbres. La jolie jeune femme monta avec lui en cabine, comme le plan le prévoyait. Les autres prirent place dans le compartiment caché. Bryson y avait laissé des sandwiches et des bouteilles d'eau en prévision du long voyage jusqu'à la frontière hongroise.
Elena ne desserra pas les dents pendant les premières heures de route. Bryson tenta de faire la conversation, mais elle restait taciturne — impossible de dire si c'était par timidité ou simple angoisse. Ils traversèrent la province de Bihar et s'approchèrent de la frontière au point de passage de Bors. Une fois passés en Hongrie, ils devaient mettre le cap sur Biharkeresztes. Ils avaient roulé toute la nuit, et ils étaient dans les temps ; tout semblait se dérouler comme prévu — ce qui était presque anormal, songea Bryson, car dans les Balkans mille petits problèmes pouvaient survenir à tout instant.
Il ne fut donc guère surpris lorsque, à huit kilomètres de la frontière hongroise, il aperçut le gyrophare d'une voiture de police garée sur le bord de la route et un policier en uniforme bleu surveillant la circulation. Il ne fut pas surpris non plus lorsque le policier lui fit signe de se ranger sur le bas-côté.
— Qu'est-ce qui se passe encore ? lâcha-t-il d'un ton faussement blasé tandis que le policier en bottes s'approchait du camion.
— Juste un contrôle de routine, répondit Elena.
— J'espère. — Il descendit sa vitre.
Bryson parlait roumain couramment mais avec une pointe d'accent ; son passeport hongrois justifierait ce détail. Il se prépara à montrer sa mauvaise humeur au policier, comme tout chauffeur routier agacé par le moindre contretemps.
L'agent lui demanda ses papiers et ceux du véhicule. Il les inspecta ; tout était en ordre.
— Quelque chose ne va pas ? demanda Bryson en roumain.
D'un air zélé, le policier tendit le doigt vers les phares du camion.
L'un d'entre eux ne fonctionnait pas ; il ne semblait pas décidé à les laisser partir. Il voulait inspecter la marchandise.
— C'est pour l'exportation.
— Ouvrez les portes, répondit le policier.
Avec un soupir ostensible, Bryson descendit de la cabine et alla déverrouiller les portes arrière. Un pistolet était glissé dans son dos, caché sous sa veste matelassée ; il s'en servirait uniquement en cas d'absolue nécessité — tuer un policier était très risqué. Non seulement, ils pouvaient être vus par un automobiliste, mais l'officier pouvait avoir donné par radio le numéro d'immatriculation du camion ; le central s'attendait donc à ce qu'il rappelle. Si l'appel ne venait pas, ils enverraient d'autres agents sur place et le numéro du camion serait diffusé à tous les postes frontières. Bryson préférait donc ne pas tuer cet homme, mais il risquait de ne pas avoir le choix.
Lorsque Bryson ouvrit les portes arrière, une lueur d'envie éclaira les yeux du fonctionnaire à la vue des caisses de vin et de tzuica. C'était plutôt rassurant ; peut-être que quelques bouteilles d'alcool suffiraient à s'attirer les bonnes grâces du policier et l'inciteraient à les laisser partir. Mais celui-ci commença à tripoter les caisses, comme s'il en faisait l'inventaire ; il découvrit rapidement la double paroi, qui se trouvait à soixante centimètres derrière la marchandise. Ses yeux se plissèrent de suspicion ; il tapota du doigt la paroi. Les coups sonnaient creux.
— Qu'est-ce que c'est ça ? s'exclama-t-il.
Bryson glissa la main vers son pistolet, mais soudain Elena Petrescu apparut derrière eux, s'approchant d'une démarche chaloupée, une main posée sur la hanche. Elle mâchait du chewing-gum, et son visage était maquillé à outrance — rouge à lèvres, mascara, et fard à joues. Elle devait s'être maquillée à la hâte dans la cabine. Elle ressemblait à une prostituée. Tout en mastiquant, elle s'approcha du policier et lança d'un air de défi :
— Ce curu' meu vrei ? — Qu'est-ce que vous fichez ?
— Fututi gura ! rétorqua le policier. — Va te faire foutre !
Il passa les mains derrière la rangée de caisses, le long de la paroi, à la recherche d'une poignée ou de quelque système d'ouverture. Bryson se raidit lorsque le policier attrapa la fente qui permettait d'ouvrir la cachette. Comment expliquer la présence de sept passagers clandestins ? L'homme devait être abattu. Et qu'est-ce que fichait Elena, à continuer ainsi à le titiller ?
— J'ai une petite question à te poser, camarade, poursuivit-elle d'une voix basse et pleine d'insinuation. Est-ce que tu tiens à ta vie actuelle ?
Le flic se retourna, furieux.
— Qu'est-ce que tu insinues, la pute ?
— Je te demande si tu tiens à ton existence... parce que tu es sur le point de mettre fin à ta jolie carrière chez les flics. Insiste, et tu es sûr de gagner un aller simple pour l'asile psychiatrique, ou même pour la fosse commune.
Bryson devenait tout pâle ; elle fichait tout en l'air ! Il fallait arrêter ça !
Le policier ouvrit la sacoche en toile suspendue à son cou et en sortit un gros téléphone de campagne des années soixante et commença à composer un numéro.
— Si tu veux vraiment passer un coup de fil, je te conseille d'appeler la Securitate directement et de demander à parler à Dragan en personne.
Bryson n'en croyait pas ses oreilles. Le major général Radu Dragan était vice-commandant en chef de la police secrète roumaine, un apparatchik corrompu ayant une vie sexuellement « dissolue ».
Le policier cessa de presser les touches, ses yeux scrutant le visage d'Elena.
— Tu oses me menacer, sale pute ?
Elle fit claquer son chewing-gum.
— Hé, si je dis ça, c'est pour toi. Si tu veux mettre ton nez dans les affaires les plus secrètes et confidentielles de la Securitate, ça te regarde. Moi je fais juste mon boulot. Dragan aime les vierges magyares ; quand il en a fini avec elles, je relâche mes filles de l'autre côté de la frontière, comme on me demande de le faire. Si tu veux nous barrer le chemin, vas-y. Tu seras le grand héros qui aura rendu public le péché mignon de Dragan. A toi de voir. Mais je n'aimerais pas être à ta place, personne ne le voudrait — elle roula des yeux — allez, vas-y, appelle le bureau de Dragan.
Elle récita un numéro portant l'indicatif de Bucarest.
Lentement, le policier composa les chiffres, puis il porta le combiné à l'oreille. Ses yeux s'écarquillèrent et il raccrocha en toute hâte. Il avait eu effectivement la Securitate au bout du fil.
Il fit demi-tour, s'éloigna du camion en marmonnant des excuses, remonta dans sa voiture et disparut.
Plus tard, lorsque les douaniers à la frontière leur firent signe de passer, Bryson demanda à Elena :
— C'était vraiment le numéro de la Securitate ?
— Évidemment ! répliqua-t-elle, d'un air revêche.
— Comment est-ce que...
— J'ai un certain talent avec les chiffres. Vos amis ne vous l'ont pas dit ?
*
Au mariage, Ted Waller fut le témoin de Nick. Les parents d'Elena avaient été relogés, sous une nouvelle identité, à Rovinj, en Istrie, sur la côte de l'Adriatique, sous la protection du Directorat ; pour des raisons de sécurité, Elena n'était pas autorisée à leur rendre visite — une nécessité qu'elle avait acceptée, la mort dans l'âme.
On lui avait offert un poste de cryptographe au QG du Directorat, où elle devait intercepter et décoder des messages. Elle était très douée — peut-être la meilleure cryptographe qu'ils avaient jamais eue, et elle adorait ce métier. « Je t'ai toi, et j'ai mon travail. Si seulement j'avais mes parents avec moi, ma vie serait parfaite ! » avait-elle dit un jour. Lorsqu'il avait annoncé à Waller que son histoire devenait sérieuse avec Elena, Bryson avait eu l'impression qu'il lui demandait l'autorisation de l'épouser. Une permission paternelle ou d'employeur ? Comment savoir ? Quand on consacrait sa vie au Directorat, les frontières entre affaires privées et professionnelles étaient forcément bien ténues. Mais il avait rencontré Elena dans le cadre d'une mission pour le Directorat et il lui semblait normal de tenir Waller informé. Waller avait paru réellement ravi. « Tu as enfin trouvé ton égal ! » avait-il lancé avec un grand sourire. Une bouteille de Dom Pérignon était apparue dans ses mains, comme un magicien sortant une pièce de derrière l'oreille d'un bambin.
Bryson songeait à leur lune de miel, passée dans une minuscule île quasi déserte des Antilles. La plage de sable rose... plus loin, un petit torrent... un labyrinthe de tamaris... Ils allaient s'y promener dans le seul but de se perdre — ou de feindre d'être perdus — et pour se perdre eux-mêmes, l'un avec l'autre. Du temps volé au temps, disait Elena. Bryson songeait encore à leurs errances dans le dédale de verdure — c'était devenu un rite entre eux, un rite pour se rappeler que tant qu'ils seraient l'un avec l'autre, ils ne s'égareraient jamais.
Mais aujourd'hui, Bryson avait perdu Elena pour de bon, et il errait comme une âme en peine, sans racines, sans but. La grande maison vide était silencieuse, mais il entendait encore sa voix au téléphone lorsqu'elle lui avait dit, avec une sérénité glacée, qu'elle le quittait. Cela avait été un véritable choc, pourtant, il aurait dû s'en douter... Non, ce n'était pas les mois de séparation, avait-elle insisté ; le mal était plus profond, plus fondamental. Je ne te connais plus. Je ne te connais plus et je n'ai plus confiance en toi.
Il l'aimait, nom de Dieu, il l'aimait ! Cela ne suffisait donc pas ? Ses suppliques furent bruyantes, enflammées. Mais le mal était fait. Le mensonge, la dureté, la froideur — c'était un comportement qui garantissait la survie d'un agent en mission, mais qu'il avait commencé à rapporter à la maison, et à cela, aucun mariage ne pouvait résister. Il lui avait caché des choses, un fait en particulier, et pour ce seul écart, il se sentait tellement coupable.
Elle allait donc s'en aller, refaire sa vie sans lui. Elle avait demandé son transfert au Directorat. Sa voix sur la ligne téléphonique confidentielle paraissait à la fois si proche, comme si elle s'était trouvée dans la pièce à côté, et si lointaine. Il n'y eut pas un mot plus haut que l'autre, mais ce fut justement ce manque de colère chez Elena qui lui fit le plus mal. Apparemment, il n'y avait rien à dire, rien à discuter. C'était le ton de quelqu'un ne faisant que décrire des faits avérés — aussi irréfutables que deux et deux font quatre ou que le soleil se lève à l'est.
Il se souvenait encore de l'étau qui avait enserré sa poitrine.
— Elena, avait-il articulé, sais-tu ce que tu représentes pour moi ?
Sa réponse, lourde comme du plomb, définitive, résonnait encore dans sa tête :
— Tu ne sais pas même qui je suis.
Lorsqu'il avait, à son retour de Tunisie, trouvé la maison vide, toutes ses affaires envolées, Bryson avait tenté de la retrouver ; il avait supplié Ted Waller de l'aider, en faisant appel à ses contacts et à ses relations. Bryson avait des milliers de choses à lui dire... mais Elena paraissait avoir disparu de la surface de la terre. Elle ne voulait pas que l'on puisse la retrouver, et elle avait pris ses dispositions pour ça... Waller voulait respecter sa décision. Son chef disait vrai : Bryson avait trouvé, et perdu, son égal.
*
L'alcool, en quantité suffisante, est la Novocaïne de l'esprit. Le problème, c'était que la douleur revenait dès l'arrêt du traitement. Seule solution : augmenter les doses. Les jours et les semaines qui suivirent son retour de Tunisie devinrent des successions de flashes, d'images éparses et sans suite. Des images sépia. Lorsqu'il voulait sortir la poubelle, il était saisi par le bruit — le tintement strident des bouteilles vides. Le téléphone sonnait, mais il ne répondait pas. Une fois, on sonna à la porte : Chris Edgecomb venant lui rendre visite, violant toutes les consignes du Directorat.
— Je m'inquiétais, avait-il dit, et il paraissait sincère.
Bryson n'osait pas penser à la tête qu'il avait : un zombie hagard, sale et pas rasé.
— Ce sont eux qui vous envoient ?
— Vous plaisantez ? Ils me passeraient une sacrée danse s'ils apprenaient que je suis venu.
Aurait-on décidé d'intervenir en haut lieu ? Bryson ne se souvenait pas de ce qu'il avait dit à Edgecomb, il se souvenait juste de l'avoir éconduit d'un ton sans appel. Le jeune homme n'était plus jamais revenu.
Bryson se réveillait après une soûlerie, le ventre et la tête en compote, ayant mal dans tout le corps. Dans sa bouche, le goût vanillé du bourbon, le genévrier acide du gin. Devant le miroir le matin, un visage creusé, des cernes noirs, des capillaires enflammés. Puis quelques œufs, qu'il fallait bien avaler, malgré l'odeur qui lui soulevait le cœur.
Quelques sons isolés, quelques images dissociées. Pas un simple week-end perdu, trois mois entiers...
Ses voisins de Falls Church montrèrent peu d'intérêt pour son cas, soit par indifférence, soit par discrétion. Officiellement, Bryson travaillait comme directeur financier dans une société agroalimentaire.
Pour les gens du quartier, il avait dû se faire licencier ; il allait reprendre le dessus ou pas. Les revers de fortune des cadres supérieurs incitaient rarement à la compassion ; en outre, dans les banlieues chics, chacun préférait s'occuper de ses propres affaires et garder ses distances.
Et puis un jour d'août, un changement s'opéra en lui. Il remarqua que les asters pourpres commençaient à éclore, des fleurs qu'Elena avait plantées l'année passée ; elles avaient poussé d'un air de défi, comme si le fait d'avoir été négligées les avaient incitées à survivre. Il ferait donc de même. Les sacs-poubelles ne tintaient plus comme des cageots de bouteilles lorsqu'il les sortait sur le trottoir. Il se mit à manger décemment, et même trois fois par jour. Il était encore patraque les premiers jours, mais au bout de deux semaines, il se coiffa, se rasa de près, enfila son costume de cadre sup et se rendit au 1324 K Street.
Waller afficha un détachement tout professionnel, mais Bryson lisait le soulagement dans ses yeux.
— Qui a dit qu'il n'y a pas de deuxième acte dans la vie ? professa Waller.
Bryson lui retourna un regard calme et serein. Il attendait, enfin en paix avec lui-même.
Waller sourit — une simple esquisse de sourire à peine discernable pour un profane — et lui tendit la chemise jaune canari.
— Passons à présent au troisième acte !